jeudi 2 juillet 2015

Interview de Franck Goddio, commissaire de l'exposition "Osiris, mystères engloutis d'Égypte"

Franck Goddio : de découvertes en découvertes (stèle de Thonis-Héracléion)
Photo : Christoph Gerigk, ©Franck Goddio/Hilti Foundation

Franck Goddio est l'un des pionniers de l'archéologie maritime moderne. Il est le fondateur et le président de l’Institut européen d’archéologie sous-marine (IEASM) basé à Paris, ainsi que de la Far Eastern Foundation for Nautical Archaeology (FEFNA) située à Manille aux Philippines. Il est également le co-fondateur de l’Oxford Centre for Maritime Archaeology de l’Université d’Oxford.
Il est connu de tous les passionnés d'égyptologie pour les fouilles qu'il mène, depuis 1992, au large des côtes de l'Égypte, dans l'ancien port oriental d'Alexandrie et dans la baie d'Aboukir (30 km à l'est d'Alexandrie). En partenariat avec le Conseil suprême des antiquités égyptiennes, une vaste zone de la taille de Paris est étudiée et livre découvertes sur découvertes... En 2000, l'ancienne ville de Héracléion et certaines parties de la ville de Canopus ont été retrouvées sous les eaux. 
Franck Goddio expose régulièrement les objets mis au jour lors de ses fouilles. L'exposition "Osiris, mystères engloutis d'Égypte", dont il est commissaire, se tiendra à l'Institut du monde arabe, à Paris, du 8 septembre 2015 au 31 janvier 2016.Franck Goddio a accepté de répondre aux questions d'”Égypte actualités”. Qu'il en soit infiniment remercié.


Il rappelle à notre souvenir l'éminent professeur Jean Yoyotte, disparu le 1er juillet 2009. Nous nous associons à cet hommage. 

********************

Franck Goddio
Photo : Christoph Gerigk,  ©Franck Goddio/Hilti Foundation

Égypte actualités : Franck Goddio, vous procédez à des fouilles sous-marines en Égypte depuis plus de 20 ans, et vous êtes également le fondateur et le président de l’institut européen d’archéologie sous-marine : tout était à inventer dans ce nouveau domaine ?

Franck Goddio : Quand, en 1985, j’ai commencé mes activités dans le domaine de l’archéologie sous-marine, quelques pays et universités avaient déjà des départements spécialisés. Tout n’était pas à inventer. Il y avait cependant une marge de progression possible considérable. Notamment dans l’approche des méthodes de prospection et de fouilles. 
Mon idée était aussi de développer, avec des États, des programmes de recherche à long terme fondés sur des problématiques historiques ne dépendant pas de sites découverts fortuitement. Les États sont en effet souvent confrontés à des sites procédant soit de découvertes fortuites, soit de nécessaires interventions de sauvegarde avant le lancement de travaux off shore par exemple. Ils doivent donc faire régulièrement face à des sites “imposés”, pourrait-on dire, et sont peu enclins à prendre le risque d’investir des moyens pour des recherches générales sur des questionnements historiques spécifiques. 
Ainsi, aux Philippines, pays maritime par excellence, il a été décidé avec le musée national, d’enrichir notre connaissance de l’histoire de l’archipel par la recherche et la fouille d’épaves de type et d’époques déterminés, illustrant ainsi les échanges commerciaux et culturels entre les Philippines et la région du Nanhai du IXe au XVIIIe siècle.
Dès le début de nos activités, j’ai essayé avec mon équipe de mettre au service de l’archéologie sous-marine des techniques et procédés existant dans d’autres domaines en les adaptant aux problématiques spécifiques de cette science. On a développé certaines techniques de prospection, géophysique par exemple, qui n’étaient pas utilisées en archéologie sous-marine. C’est ce que nous continuons de faire régulièrement, même encore de nos jours.
Les méthodes et techniques utilisées doivent aussi s’adapter au but recherché. Vouloir redécouvrir, fouiller et étudier d’importants sites antiques engloutis, comme ceux existant en baies d’Aboukir et d’Alexandrie, pose des problèmes tout à fait autres que ceux rencontrés lors de la recherche d’une épave spécifique.
Tête de prêtre, époque ptolémaique, Port oriental d'Alexandrie
Photo : Christoph Gerigk, ©Franck Goddio/Hilti Foundation

ÉA : Pour faire votre métier, il faut non seulement être en bonne condition physique, être sportif, être bien sûr un bon égyptologue, mais qui plus est, doté d’une imagination "construite" pour analyser ces blocs détruits, épars, qui par le fait ne sont plus sur leur emplacement d’origine ?

FG : En fait, un chantier d’archéologie sous-marine nécessite le travail d’une équipe. L’archéologue sous-marin n’est en aucun cas un travailleur solitaire. Pour arriver à un bon résultat, il faut donc réunir une équipe composée de spécialistes de divers domaines très différents les uns des autres : égyptologue bien sûr, mais aussi ingénieurs spécialisés en recherche géophysique, en positionnement, historien, archéologues maîtrisant le travail sous-marin, céramologue, numismate, spécialiste en architecture navale, restaurateur, photographes, dessinateur, cameraman, logisticien. Ce sont toutes ces expertises mises ensemble et bien coordonnées qui vont permettre une bonne recherche et des fouilles professionnelles. Un chantier n’est pas du tout le fait d’une seule personnalité, mais bien de tout un groupe. Mon travail consiste à coordonner toutes les actions, comprendre les données obtenues dans les divers domaines de compétence et de faire la synthèse des résultats.

ÉA : Les villes que vous fouillez sur la côte méditerranéenne, Héracléion et Canope, révèlent plutôt des vestiges des époques tardives… Ces cités étaient de grands ports commerciaux avec des lieux de culte très importants qui témoignent que les nouveaux occupants - ou conquérants - qu’ils soient grecs ou romains, avaient tous adopté les cultes de l’Égypte ancienne ?

FG : Le cas est différent pour Canope et Héracléion. Thônis-Héracléion était l’emporium de l’Égypte avant la fondation d’Alexandrie. Tout vaisseau venant du monde grec ne pouvait entrer en Égypte qu’en passant par cette ville. Ceci est attesté par les textes et confirmé par les fouilles archéologiques grâce à la découverte in situ de monuments inscrits. À ce jour, les fouilles montrent que Thônis-Héracléion fut le grand emporium méditerranéen de l’Égypte dès l’époque du pharaon Psammétique I (XXVIe dynastie). La ville était aussi un important centre religieux par le fait qu’elle possédait de grands sanctuaires d’Amon et de son fils Khonsou. 
Le réveil d'Osiris
Photo : Christoph Gerigk,  ©Franck Goddio/Hilti Foundation
Statuaire d'Osiris gainé, étendu sur le ventre  - Gneiss, or, électrum, bronze - L. 55,5 cm
XXVIe dynastie Horbeit
Musée égyptien du Caire (CGC 38424)

Hérodote mentionne un sanctuaire à Héraclès qu’il visita lors de sa venue en cette ville au milieu du 5e siècle av. J.-C. et fait remonter son existence au temps de la guerre de Troie. À ce jour, nous avons identifié le temple d’Amon-gereb et de son fils Khonsou l’enfant (identifié à Héraclès par les Grecs), dont les fondations datent du tout début du IVe siècle av. J.-C. Sanctuaire de la continuité dynastique, il fut somptueusement honoré par les Ptolémée, jusqu’à sa destruction lors d’une catastrophe naturelle à la fin du IIe siècle avant notre ère. Nous avons également identifié des sanctuaires secondaires à Osiris et Khonsou-Thot. L’évidence de l’assimilation du dieu Osiris à Dionysos par la communauté grecque vivant dans la ville est aussi bien attestée par les fouilles. 
Canope fut un centre religieux important avec son sanctuaire à Sérapis, dieu syncrétique, aux pouvoirs oraculaires, né d’un songe du premier roi Ptolémée. Il réunissait les attributions de dieux égyptiens et grecs. Il fut détruit en 391 par les Chrétiens qui bâtirent de ses pierres le monastère de la Méthanoia. Cette cité connut donc une occupation continue jusqu’à la période byzantine et fut finalement engloutie sous les flots à la fin du VIIIe siècle en même temps que les vestiges de l’ancienne cité de Thônis-Héracléion.
Exposition "Osiris, Mystères engloutis d'Égypte"
Photo : Christoph Gerigk, ©Franck Goddio/Hilti Foundation

ÉA : Le 8 septembre 2015 débutera à l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris l’exposition "Osiris, Mystères engloutis d’Égypte" : de quoi conforter l’aspect "mystique", presque "mythique" du culte d’Osiris, le dieu du monde souterrain qu’à cette occasion nous retrouvons plutôt dans le monde aquatique : de tout temps son culte a été prégnant. Que pouvez-vous révéler de ce culte, de ses "Mystères" et cérémonies secrètes ?

FG : Dans cette exposition “Osiris, Mystères engloutis d’Égypte”, ce sont les aspects de la légende osirienne et de la célébration des Mystères d’Osiris au mois de Khoiak dans la région canopique qui seront présentés. Le meurtre du dieu par son frère Seth, son démembrement, la quête d’Isis des fragments de son divin époux, son remembrement, sa renaissance grâce aux pouvoirs de son épouse-sœur, l’enfantement de leur fils Horus, son combat et sa victoire contre Seth et les forces du mal ; voilà qui nous mène au cœur même de l’âme égyptienne. 
Attestée par les textes de la stèle du décret de Canope (238 av. J.-C.) découverte au XIXe siècle, la célébration des Mystères dans le temple d’Amon-gereb de Thônis-Héracléion et l’étonnante navigation vers le couchant jusqu’à son sanctuaire de Canope le 29 Khoiak du dieu alors reconstitué et sain nous donne une extraordinaire occasion de présenter au public la genèse, le déroulement et les raisons de cette grande cérémonie secrète. La découverte de ces sites maintenant engloutis et les connaissances nouvelles apportées par les découvertes archéologiques montrant des aspects non attestés jusqu’à présent de certains rituels rendent passionnante la tenue d’une telle exposition. Le visiteur découvrira les protagonistes du mythe osirien, il comprendra pourquoi il était important pour Pharaon et l’Égypte de célébrer annuellement le meurtre et la renaissance d’Osiris, il contemplera les sites submergés et découvrira les instruments des Mystères. Il suivra enfin la longue procession nautique du dieu vers Canope, une magnifique et belle expérience.
Statue en bronze d'un pharaon,  - Thônis-Héracléion, baie d'Aboukir
Photo : Christoph Gerigk  
©Franck Goddio/Hilti Foundation

ÉA : Sur les quelque 290 pièces qui seront exposées, une quarantaine proviennent des musées du Caire et d’Alexandrie. Comment ont-elles été choisies ? Est-ce que les prêts de ces artefacts sont difficiles à négocier ?

FG : 293 pièces seront exposées. 250 proviennent de nos fouilles et 43 des musées égyptiens, tels que le musée égyptien du Caire, le musée des antiquités de la Grande Bibliothèque d’Alexandrie, le musée gréco-romain et le musée national d’Alexandrie.
Les pièces qui ont été mises au jour par les fouilles ont été sélectionnées pour illustrer les sites et leur relation avec le culte osiriaque et la célébration des Mystères d’Osiris au mois de Khoiak dans la région canopique.
Les objets venant des musées égyptiens sont des objets et monuments tout à fait étonnants qui ont un lien direct avec la célébration des Mystères. Ce sont des chefs-d’œuvre qui vont pour certains quitter l’Égypte pour la première fois. On peut citer par exemple Osiris sur son lit d’apparat gardé par les oiselles, retrouvé au XIXe siècle à Abydos. On verra aussi l’Osiris-Apis, grand taureau noir, du musée gréco-romain d’Alexandrie en basalte noir, de taille naturelle, don d’Hadrien, empereur romain et pharaon d’Égypte, au Sérapéum d’Alexandrie. Ces deux objets sont des exemples de l’importance des pièces que les autorités égyptiennes ont exceptionnellement consenti à prêter pour cette exposition inédite. 
Le prêt de ces artefacts, qui sont des pièces maîtresses du patrimoine égyptien, est effectivement difficile à obtenir. Il faut justifier auprès du ministère des Antiquités d’Égypte de la nécessité de les associer à une exposition. Peu de pièces correspondaient à ce que je recherchais pour compléter les objets trouvés lors des fouilles. Cette exposition sur les Mystères d’Osiris est une première mondiale. C’est ce qui a motivé la décision des autorités égyptiennes à autoriser ces prêts.
Haut de la stèle de Thônis-Héracléion Musée National d'Alexandrie, fouilles IEASM (SCA 277)
Photo : Christoph Gerigk, ©Franck Goddio/Hilti Foundation
Granite noir H. 195 cm
XXXe dynastie, an I de Nectanébo (380)  - Thônis-Héracléion
Musée National d'Alexandrie, fouilles IEASM (SCA 277)

ÉA : Les 250 objets qui constituent le véritable "fonds" de l’exposition sont issus des fouilles que vous avez menées. Avez -vous des "coups de cœur" particuliers ? Un objet dont la symbolique est forte ? Ou bien un autre dont l’histoire mérite de s’y arrêter ?

FG : Chacun des 250 objets provenant de nos fouilles m’a apporté un moment de bonheur lors de sa découverte. Mais il y a des objets d’une importance historique telle, comme la stèle du décret de Nectanebo, que nous appelons la stèle de Thônis-Héracléion, qui évidemment sont particulièrement chers à mon cœur. Cette stèle nous a permis de prouver que la ville d’Héracléion et la ville de Thônis étaient en fait une seule et même ville : l’Héracléion des Grecs était la Thônis des Égyptiens. Elle a permis de confirmer une hypothèse qu’avait faite le professeur Jean Yoyotte en se basant sur des considérations philologiques. Jean Yoyotte, qui nous a fait le grand honneur de travailler avec nous pendant 12 années, a pu voir inscrite sur la pierre la confirmation de son hypothèse. La découverte de cette stèle, intacte, a été pour moi, un moment extraordinaire.
Barque votive en plomb, in situ - Thônis-Héracléion, baie d'Aboukir
Photo : Christoph Gerigk,  ©Franck Goddio/Hilti Foundation

Pour en revenir à la célébration des Mystères, la mise au jour tout autour du temple d’Amon-gereb, dans les canaux qui l’entourent, de barques votives de plomb qui correspondent à des dépôts rituels faits pour sacraliser le parcours des barques divines lors de la procession nautique du 22 Khoiak, sont aussi des objets extraordinaires inconnus jusqu’alors et non mentionnés par les textes. On peut ainsi suivre le parcours sacré du dieu sur sa barque de papyrus par un quasi-fléchage, au fond des canaux. Ces barques votives représentent exactement l’esquif de papyrus de l’Osiris-végétant tel que décrit dans les textes des Mystères.

ÉA : Lorsque vous regardez aujourd’hui ces objets qui reposaient au fond des mers depuis près de 15 siècles, et qui se retrouvent mis en scène, sous les projecteurs, et ravissent les yeux de milliers de visiteurs, quel est votre sentiment profond ?

FG : En fait, le moment de l’exposition est le meilleur instant de tout le processus de recherche, de fouille et d’étude. Il y a, au départ de toute recherche, les textes, puis leur étude critique, les prospections géophysiques, la découverte des sites, les fouilles, la mise au jour des objets, leur restauration, leur étude scientifique et enfin les publications des résultats. À la fin de ce long processus, ces objets restaurés, étudiés, qui étaient ensemble dans l’antiquité, qui se correspondent, qui se complètent les uns les autres, se retrouvent de nouveau ensemble dans un très beau site d’exposition, l’Institut du monde arabe, un lieu contemporain, particulièrement adapté je pense à une exposition sur thème de l’un des grands mythes fondateurs de l’Égypte ancienne.

Propos recueillis par marie grillot

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire